## Ecrire l'ailleurs, écrire local --- Indexé : [[_Bibli_Podcast_Index|Podcast]] Tags : #Podcast #Gay Rédigé : Dimanche 21 june 2020 - pour l'épisode 6 Suivi de : [[2020-06-21 Ecrire local by Enzo Daumier]] --- Dites-moi, quel est le signe le plus révélateur de l'hégémonie culturelle américaine en Europe ? La liste est longue… tellement longue que vous peinerez certainement à mettre le doigt sur celui qui représente le mieux cette hégémonie. Si l'on regarde la télévision, force est de constater que de nombreuses séries télé à succès viennent tout droit des Etats-Unis, et si elles ont été filmées dans d'autres pays, comme Game of Thrones, elles sont le plus souvent financées par des chaînes de télévisions américaines ou des networks. Elles sont des produits culturels états-uniens. D'ailleurs, la popularité et l'ubiquité de ces séries sont telles que de nombreux Français connaissent mieux le système judiciaire américain que le leur. Côté édition, en France, les traductions depuis l'Anglais représentaient en 2017-2018, environ 60% des textes étrangers, dont une majorité était évidemment issue de l'anglais américain. Certains genres sont même perçus comme étant anglo-saxons. C'est le cas de la Fantasy, par exemple, dont la production est de manière écrasante américaine. Nous pouvons évidemment citer une nouvelle fois *Game of Thrones*, / le *Trône de Fer* / de George R.R. Martin, qui a détrôné Tolkien comme modèle à suivre pour ce qui est de la production contemporaine. Toutefois, ce n'est pas à mes yeux le signe le plus révélateur. Je vois le poids de l'hégémonie américaine quand je regarde la production francophone et que je remarque que de nombreux romans populaires ont pour cadre les Etats-Unis. Ça ne manque jamais de m'étonner, même si le phénomène n'a rien de surprenant. Après tout, comme nos fantasmes, notre imaginaire, s'abreuve à la source américaine, pourquoi ne pas faire des USA le lieu principal de l'action de nos romans ? A ce titre, la production MM ne fait, d'ailleurs, pas exception. En véritable enquêteur du monde littéraire, je suis allé sur les réseaux sociaux et j'ai demandé à ceux et à celles qui écrivaient des histoires avec des personnages gays de m'expliquer les rapports qu'ils entretiennent avec les Etats-Unis (et plus largement les pays étrangers) et pourquoi certains n'écrivent pas "local". / Je remercie chaleureusement tous ceux et celles qui ont pris le temps de me répondre, car vous avez fourni la matière de ce petit épisode. / Si certains auteurs ou autrices fonctionnent à l'instinct, pour ainsi dire, et ne choisissent pas le lieu de l'action car il s'impose de lui-même… D'autres sont conscients de l'ADN du genre dans lequel ils écrivent et choisissent en conséquence de faire évoluer leurs protagonistes dans un paysage américain. C'est le cas, par exemple, d'HV Gavriel avec la série des *Loups de Riverdance*, dont l'action se situe dans la région des North Cascades. Mais c'est aussi le cas de sa nouvelle série de Fantasy urbaine, *Magik*, publiée elle aussi chez Milady. Les héros Richard et Kathleen habitent un San Diego alternatif, où Humains, Magiks et Modifiés doivent cohabiter. Pour contraster, ses romances contemporaines, elles, ont lieu en France : par exemple, "Une main dans la mienne" (initialement intitulée "Journal d'une robe noire") se passe à Nice. Nous avons donc d'un côté, un imaginaire fantastique clairement américain et de l'autre, un imaginaire "réaliste et contemporain", pour ainsi dire, qui s'inscrit / lui / dans le local. Pas nécessairement Paris, comme c'est le plus souvent le cas, mais bien une ville de province, celle du coin et celle du coeur. J'aime qu'une romance puisse être aussi un hymne d'amour à sa ville. Dans mes échanges sur les réseaux sociaux, l'importance du lieu sur l'histoire a été soulignée par Cindy Van Wilder, autrice belge qui compose des romans Young Adult. Qu'elle écrive sur la Belgique, c'est-à-dire sur du local, comme dans La Lune est à nous (chez Scrinéo), ou sur Londres, dans un futur projet intitulé One Night in London, le lieu lui permet d'explorer la psyché de ses protagonistes, de voir comment il influe sur la découverte de soi, en quoi le lieu nourrit le cheminement intérieur des personnages principaux. Le choix du lieu ne se fait pas par hasard : Londres est une ville étrangère à laquelle Cindy est très attachée et qui symbolise dans son histoire personnelle l'endroit où elle a affirmé pour la première fois son identité. Quant à la Belgique, il y avait la volonté, comme pour HV Gavriel, de montrer son coin du monde, de le faire apparaître sur la carte littéraire… C'était aussi une occasion en or de faire découvrir à ses lecteurs et lectrices francophones des belgicismes, / c'est à dire des expressions locales /, leur montrer qu'il n'y a pas que la France et son français standard qui méritent leur attention. Cette fierté de la région dans laquelle on vit ne se retrouve pas chez tous les créatifs. Pour certains, le choix des Etats-Unis / si l'on continue avec cet exemple / se justifie par la piètre opinion qu'ils ont de leur pays, ou plutôt de la production locale. Nous pourrions appeler ça, "l'effet TF1" ou l'effet Joséphine Ange Gardien" - c'est à dire qu'ils considèrent les créations qui se passent en France, comme étant de mauvaise qualité, nulle ou chiante, c'est à dire comme étant l'antithèse du glamour. La France, ça ne fait pas rêver. Nous sommes tellement habitués à fantasmer grâce aux séries américaines que l'équivalent français apparaît nécessairement / à tort ou à raison / comme de qualité inférieure ou médiocre. Au fond, certains créatifs francophones éprouvent une sorte de sentiment d'infériorité, semblable à celui que connaissent les provinciaux, pour qui une vie à la ville / (Paris) / semble seule mériter d'être valorisée. Dans notre culture mondialisée, le local apparaît comme une écriture de la périphérie, de la littérature régionale, des "histoires de terroir". L'avis général, que l'on retrouve chez les éditeurs, est que ces histoires-là n'intéresseraient personne d'autres que ceux qui vivent dans cette région… Finalement, on retrouve-là un argument semblable à celui qui est donné à la littérature LGBT : elle n'intéresserait que ceux et celles qui sont concernés. Et c'est ainsi que l'on se retrouve avec une littérature centralisée : si elle se passe en France, elle aura pour cadre Paris ; si elle se passe à l'étranger, il y a de forte chance qu'elle ait lieu aux Etats-Unis. Ajoutons à cela que le choix du lieu de l'action est aussi motivé par des raisons économiques : en écrivant du local, on peut courir le risque de ne pas trouver d'éditeurs, pour commencer, ni, par la suite, de parvenir à intéresser les lecteurs et les lectrices…