[[20_PublicDiary]] [[Semaine du 2023-02-20|Semaine précédente]] - [[|Semaine suivante]] # Semaine du 27 février 2023 > Ce journal fait usage du féminin générique. ## Lundi 27 février Il est intéressant de lire les prédictions des autrices au sujet de ChatGPT et des IA. La plupart affirme qu'elles ne remplaceront jamais la créatrice, car elles sont incapables de créer des oeuvres d'art. On n'en sait rien. Nous sommes dans une ère où tout évolue très vite, trop vite pour que nous ayons le temps de nous adapter. L'idée que nous puissions être remplacées nous glace le sang ; il est normal que nous n'accueillions pas ces nouvelles technologies avec bienveillance. Notre génération d'écrivaines sera certainement la dernière à résister à l'usage des IA... mais très vite, comme c'est toujours le cas avec les nouvelles technologies, la génération suivante, qui n'aura pas connu *le temps d'avant*, les adoptera sans sourciller. L'écriture peut être une aventure à plusieurs ; ça a souvent été le cas... Il semblera normal de créer avec l'aide (plus ou moins importante) d'une IA, comme on écrirait un roman à quatre mains. Je lisais aujourd'hui que Victor Hugo refusait d'écrire à la plume métallique et préférait la plume d'oie. Aujourd'hui, il serait impensable (ou sacrément farfelu) de vouloir tailler ses propres plumes afin d'écrire son roman, n'est-ce pas ? Notre rapport à l'IA est identique : dans une ou deux générations, il semblera étrange d'écrire sans l'utiliser. La question ne sera pas si on fait avec ou sans IA, mais plutôt comment et à quel degré on l'utilise. --- ## Mardi 28 février Petit jeu avec ChatGPT : écrire la biographie de Victor Hugo dans le style de... Proust, Duras et Yourcenar. Échec absolu. Des trois, il semble qu'il ait vaguement compris que Duras écrivait différemment, mais le résultat était médiocre. Ensuite, je lui ai demandé de versifier cette biographie... dans le style de V. Hugo *himself* et de Joachim du Bellay. Je me suis bien marré. C'est mauvais, mais, en même temps, c'est fascinant : certains vers sont corrects, certaines formulations heureuses. ChatGPT ne remportera pas un prix de poésie. Pour le moment, en tout cas. Mais son futur est tout aussi prometteur qu'inquiétant. --- ## Mercredi 1 mars Pourquoi le capitalisme rêve-t-il de remplacer les humaines par des machines ? Je vois bien les bénéfices immédiats d'une telle approche : on produit toujours plus, à moindre coût... Mais cette logique poussée à bout est malsaine : qui va acheter ces produits si plus personne ne travaille (et n'a donc plus d'argent pour consommer) ? Et à supposer que ce système sans l'humaine survive dans la joie et la bonne humeur (des robots achètent ce qui est produit par des robots *ad vitam aeternam*), quel est l'intérêt ? Ces *tech-people* pensent-elles qu'elles seront heureuses si elles parviennent à monopoliser toutes ces richesses pendant que 99% de l'humanité vit dans une misère crasse ? Cette nouvelle forme du capitalisme est misanthrope. Il n'y a aucune bienveillance pour l'humanité ; c'est le futur du profit qui l'obsède. Il est temps que la société civile se réveille de sa torpeur et récupère son *agency* (sa capacité à agir). --- ## Jeudi 2 mars Devant les grands changements de notre siècle, il est facile de se sentir minuscule, d'avoir l'impression qu'on ne peut rien faire... et dans une certaine mesure, c'est le cas. Les grandes forces nous dépassent. Je ne suis qu'un lambda dans une foule d'anonymes, un mouton parmi tant d'autres. Mais nous oublions que nous pouvons agir à notre petit niveau, nous regrouper pour faire entendre notre voix (la nouvelle génération semble l'avoir mieux compris que la mienne). Nos actions n'ont pas besoin d'être grandes ni grandiloquentes pour avoir de l'effet : nous pouvons refuser d'être le relai d'idées délétères ; de consommer certains produits (voire de consommer tout court) ; d'être aimable ou généreux envers des étrangers... Ces actions sont comme des virus : nous sommes des êtres sociaux qui copient les gens autour de nous ; nous sommes toutes les modèles et les contre-modèles de quelqu'un d'autre. Nous influençons celles qui nous croisent au quotidien sans nous en rendre compte (et sans qu'elles s'en rendent compte, certainement). Même si notre *agency* est limitée (et que la société globalisée dans laquelle nous vivons renforce cette impression), elle existe. Nous pouvons agir de mille façons ; nous pouvons améliorer les choses une (mini-)action après l'autre. Peut-être que ça ne sera pas suffisant pour nous sauver des catastrophes qu'on voit venir à grand pas, mais *faire* est toujours mieux que ne rien faire. Le défaitisme n'a jamais rendu l'humaine heureuse. --- ## Vendredi 3 mars J'ai une admiration grandissante pour les autrices de non-fiction, en particulier anglophones, qui écrivent des livres à la fois clairs et captivants. Elles parviennent à maîtriser la matière, parfois gigantesque, de leur sujet d'étude, mais aussi à la restituer de sorte qu'on ne s'ennuie pas. Les exemples illustrent parfaitement leurs arguments, les formules employées sont percutantes. C'est un art difficile, mais quand il est maîtrisé, il change radicalement notre manière de percevoir ce qui nous entoure. <center> * </center> Le premier auteur à m'avoir fait sentir cet Art de la non-fiction, c'est Stefan Zweig avec ses *Très Riches Heures de l'humanité* et son *Érasme*. Il fait partie de ces découvertes que je dois à la bibliothèque municipale d'Oxford, qui était un véritable paradis (et dont l'absence d'équivalent à Sheffield m'attriste). --- ## Samedi 4 mars Les langues, et leur apprentissage, m'intimident. C'est l'un des rares domaines où je mesure immédiatement ce que je ne sais pas. Il n'y a pas moyen de s'illusionner : après avoir lu une phrase, je sais quels mots je connais et ceux que je ne connais pas. Et il devient vite apparent que pour apprendre ces mots, ces expressions, ces structures grammaticales, il va falloir faire des efforts et que ce sera sans fin. (Je déteste faire des efforts, et plus encore, avoir l'impression de ne pas être assez bon.) <center> * </center> Le paradoxe ? Je voudrais parler des dizaines de langues différentes. Si je n'avais pas décidé, adolescent, d'être écrivain, j'aurais certainement voulu devenir polyglotte. On me dira que l'un n'empêche pas l'autre, ce que je ne nierai pas, évidemment, mais le temps et l'énergie que l'on peut consacrer à ces deux aspirations ne sont pas illimités. La vie, tout simplement, demande à ce que nous soyons raisonnables et choisissions. --- ## Dimanche 5 mars Quand je pense au latin (et au grec ancien), je sens beaucoup de négativité en moi : un cocktail amer de regrets, de déceptions et de frustrations. L'envie de pouvoir lire un texte en latin, avec aisance, comme je lirais n'importe quel contenu en anglais (voire en espagnol), est toujours présente en moi. J'en veux beaucoup à l'Université (dont les méthodes pédagogiques étaient tristes à pleurer et inadaptées) autant qu'à moi-même de ne pas y être arrivé. (Pendant quelques semaines en licence et en maîtrise, j'étais peut-être très proche de réaliser cette ambition, mais c'était il y a très longtemps et j'ai oublié ce dont j'étais capable.) La mention du "petit latin" ou de la "version" me donnerait presque la nausée... Quand je vois la pédagogie actuelle, chez les Anglophones, qui se concentre sur le *comprehensible input*, j'ai la sensation d'avoir gâché mes années d'études. Ils font (peut-être une minorité, certes, mais elle existe et elle est très active sur le net) ce que je rêvais de faire quand j'étais en Première ou en Terminale : lire, écrire, parler latin (ou grec ancien). Rien de plus, rien de moins. Pas ce fichu exercice de la traduction qui nous attache au Gaffiot comme des naufragés du latin. --- Partage : ✅ Sylve Publique