# Semaine du 21 juillet 2025 *Ces entrées appliquent l’orthographe rectifiée. Adieu les petits accents circonflexes ! Pour recevoir gratuitement ma newsletter qui propose une édition mensuelle de ce Journal, c'est par [ici](https://enzodaumier.substack.com).* ## Lundi 21 juillet J’ai profité du début de mes vacances pour aller à la bibliothèque municipale de Sheffield : un vieux bâtiment qui sent la poussière et l’urine avec des collections dont la qualité est à géométrie variable — je sais, dit comme ça, ça envoie du rêve. Voilà ce qu’on obtient après quinze années d’austérité budgétaire.  Je ne sais jamais ce que je vais y trouver ni ce qui piquera ma curiosité. J’ai tendance à emprunter des livres que je n’achèterais pas en librairie, soit que je souhaite simplement les survoler, soit que leur réputation de bestsellers me les rende suspects (*mea culpa*, je suis un terrible snob). Je suis donc reparti à la maison avec six livres, dont *Angels at my Fingertips* de Lorna Byrne (qui est la preuve vivante qu’on peut publier des livres sans savoir écrire le moins du monde — il suffit d’être soutenu par une armée d’anges et d’archanges invisibles — cette femme est un véritable prodige, mais peut-être pas pour les raisons que l’on pense) et *300 000 Kisses*, une anthologie de passages queers tirés de la littérature gréco-romaine, superbement illustrée par Luke Edward Hall. J’ai aussi trouvé dans la section en langue française un roman de Didier Van Cauwelaert (j’avais le choix entre lui et Musso — désolé Guillaume, ça sera pour la prochaine fois). --- ## Mardi 22 juillet « Il y a quelque chose d’absurde dans l’existence humaine. Tout ce qui nous entoure a des explications apparemment “solides”, qui nous réconfortent par leur trivialité. Mais lorsque nous essayons de voir au-delà, toutes les certitudes s’évanouissent. C’est aussi déconcertant que de franchir la porte d’entrée d’un magnifique bâtiment et de découvrir qu’il ne s’agit que d’une façade, sans rien derrière. Ce qui est étrange, c’est que la façade semble pourtant bien solide. Le monde qui nous entoure a certainement l’air cohérent et logique. Il est difficile de croire qu’il s’agit d’une mauvaise blague ou d’un cauchemar. » (Colin Wilson, *Mysteries*) --- ## Mercredi 23 juillet Colin Wilson (1931-2013), dont je lis l’épais volume *Mysteries* (plus de 600 pages !) trouvé aussi à la bibliothèque centrale de Sheffield, est connu pour ses ouvrages philosophiques et ses romans existentialistes. Ce matin, je disais à D. que son parcours serait impossible de nos jours : il a fait des études dans un collège technique, plutôt que général, qu’il a quitté à l’âge de seize ans pour aller travailler à l’usine. Se découvrant une passion pour la littérature et la philosophie, il finit par devenir écrivain et, durant cinq décennies, produire une bibliographie impressionnante : plus de soixante-dix essais (dont des biographies de Jung, de Crowley et de Borges), une vingtaine de romans et de nombreuses nouvelles, ainsi que trois pièces de théâtre. Un véritable mercenaire de la littérature. Faisait-il déjà office d’exception à son époque ? Difficile à dire — je n’ai pas vécu dans les années 1960 et je ne sais pas s’il y avait beaucoup d’autodidactes, issus du milieu ouvrier, évoluant dans les sphères culturelles… mais ce qui est certain, c’est que le prix de l’immobilier (achat ou location) était bien inférieur à ce qui se pratique aujourd’hui et qu’il était possible de vivre (chichement, certes) des ventes de ses livres. Les milieux de la culture étaient moins professionnalisés qu’ils ne le sont actuellement (de nombreux métiers exigent un niveau master alors qu’il suffisait d’avoir les bonnes compétences et le baccalauréat, voire moins, pour les pratiquer à l’époque). Aujourd’hui, nous connaissons donc une inversion de ce qui se pratiquait dans les années 1950 ou 1960 : le logement et les biens de première nécessité sont très chers tandis que les produits technologiques ou de luxe sont relativement bon marché. Ainsi, en Angleterre, la location d’une chambre (studio ou colocation) coute en moyenne 748 £ (865 €) par mois (si on exclut Londres, on descend à 665 £, soit 765 €)… Très souvent, donc, le prix d’une TV ou d’un ordinateur est inférieur à un mois de loyer. C’est indéniable. Pas besoin d’être un fin observateur pour constater que les temps ont changé. Ce qui fonctionnait hier ne marche plus aujourd’hui. Mais les opportunités existent encore, elles ne sont simplement pas les mêmes. Si Colin Wilson était encore vivant de nos jours, il serait certainement devenu créateur de contenu, plutôt qu'écrivain, et trainerait ses guêtres sur YouTube et sur Substack. --- ## Jeudi 24 juillet « Le problème fondamental semble résider dans notre passivité innée, dans notre tendance à laisser “le robot” \[càd les automatismes] prendre le contrôle de notre vie. Et cela s’explique en partie par le fait que le sens (*meaning*) se présente souvent à nous sans que nous ayons à faire le moindre effort. \(…) Quelques hommes de génie (tels Beethoven, Goethe ou Balzac) découvrent qu’il existe une autre voie pour donner du sens à sa vie, celle de l’activité et de l’intention. Mais la plupart d’entre nous demeurons passifs, attendant que le destin nous offre la signification \[de notre existence] sur un plateau. Au mieux, nous nous habituons à nous fier aux œuvres d’art et à leurs messages prémâchés. Au pire, nous devenons des spectateurs apathiques de la télévision, des matchs de football et des querelles de voisinage.  Le manque d’énergie nous livre au robot, qui s’empresse de prendre le relai lorsqu’il voit que nous sommes fatigués. Nous perdons alors tout sentiment de liberté, et la vie prend une qualité étrangement terne et sourde. » (Colin Wilson) --- ## Vendredi 25 juillet Pour la première fois, je suis allé à Lincoln en train. Tout seul, comme un grand. (Je tâche de me réhabituer à faire des activités en solitaire afin de retrouver gout au célibat. On y croit !) Comme très souvent quand je m’y rends, j’ai eu droit à un franc soleil qui m’a accompagné toute la journée. C’était tellement plaisant que je me suis imaginé y vivre, dans un petit appartement qui serait situé dans la ville haute, à deux pas de ses charmants cafés, de ses boutiques indépendantes et de sa cathédrale majestueuse.  De plus en plus, j’éprouve le besoin de vivre dans un lieu à taille humaine… Sheffield est une ville trop grande au patrimoine historique trop petit. Avec ses 100 000 habitants, Lincoln est cinq fois plus petit, mais offre tout ce dont on peut avoir besoin au quotidien (de beaux bâtiments, des livres et du thé en quantité !). Il y a même des trains directs pour Londres (ce que Sheffield n’a pas, *unbelievably*). La ville accueille une petite université où, qui sait, je pourrais poursuivre ma carrière (l’espoir fait vivre, comme on dit). Seul inconvénient, l’extrême droite vient de prendre le contrôle de son *county council* (l’équivalent du département ou de la région). La preuve qu'il ne faut jamais faire confiance aux apparences : on peut avoir de belles façades et une âme de crevard. Je suis une *creature of habit*. J’ai donc mangé à mon déli végan préféré avant d’aller faire quelques achats à la boutique de thé (Imperial Teas of Lincoln) et de me poser, un temps, à la librairie Waterstones. J’ai aussi flâné dans les rues alentour. J’ai marché, marché, marché. En haut, en bas, à gauche, à droite. Soulé par le soleil, j’ai succombé à la tentation et acheté trois livres (*I know, I’m wild this way*) : *Mystery Cults in the Ancient World* de Hugh Bowden (un nouveau livre de Thames & Hudson à ajouter à ma collection), l’édition du *Bhagavad Gita* chez Penguin Classics et, afin de préserver ma réputation et mes neurones, *The Romantic Tragedies of a Drama King*, un YA bien gay et bien déjanté de Harry Trevaldwyn. --- ## Samedi 26 juillet Ce qui m’impressionne le plus dans *Mysteries* (1978), c’est que Colin Wilson est très bavard (était-il payé à la ligne ?), sans jamais pour autant être ennuyeux ou tomber dans le hors-sujet.  Ainsi, il commence sa seconde partie avec un chapitre intitulé « L’histoire curieuse de la stupidité humaine » et consacre de nombreuses pages aux personnalités toxiques et amorales, qui ont toujours raison et maltraitent leurs proches. Puis, après avoir brossé ce long portrait psychologique avec plusieurs exemples à l'appui, il enchaine : « Il n’y a pas de sujet qui suscite des réactions plus extrêmes que “l’occulte” (j'utilise ce terme comme une étiquette commode). La majorité des scientifiques semblent penser que les “occultistes” sont légèrement fous et devraient être enfermés. Les “occultistes” rétorquent que les scientifiques sont prétentieux, pleins de préjugés et intellectuellement malhonnêtes. Les deux camps parlent de raison, de logique et de preuves, et aucun ne croit que l’autre comprend le sens de ces termes. Dans l’ensemble, les scientifiques semblent être en position de force. Ils soulignent que la science n’est qu’une tentative de comprendre l’univers en posant des questions intelligentes. Le scientifique n’a aucun intérêt personnel à défendre (…). Ce sont les religieux et les “occultistes” qui déforment les faits pour les faire correspondre à leurs propres désirs. Ils fuient la raison parce qu’elle menace leurs superstitions et leurs dogmes (…). C’est un argument puissant et convaincant. Mais nous sommes en mesure d’en voir la faiblesse fondamentale. La plupart des bons scientifiques sont des individus assez dominants, et les individus dominants ont tendance à aimer faire à leur guise. Cette image du scientifique comme un chercheur détaché, poursuivant la vérité avec un cœur humble et pur, est trop belle pour être vraie. Il peut avoir les meilleures intentions du monde, mais s’il n’est pas conscient de sa tendance innée à\[vouloir avoir raison à tout prix], il ne parviendra jamais au détachement scientifique. » Pour résumer son propos dans les pages qui suivent : l’obstacle à la science n’est pas tellement la religion, mais les scientifiques eux-mêmes qui, succombant aux dogmes qu’ils ont inventés et sur lesquels ils ont bâti leur carrière, refusent de considérer les nouvelles théories et les nouvelles preuves que leurs collègues mettent en lumière. Pour cette raison, le changement de paradigme doit souvent attendre une ou deux générations (il faut que les pontes, ces géants qui dominent leur discipline, prennent leur retraite ou meurent carrément avant que la science ne puisse avancer). Ce que j’apprécie dans ce livre, c’est que Wilson prône un scepticisme scientifique qui doit être appliqué à toutes les théories (aux siennes comme à celles des autres). La tradition occultiste se perd très souvent dans des fantasmes débridés et accueille en son sein les plus grands mythomanes de notre espèce — Wilson n’est jamais tendre envers ceux-là (en particulier Erich von Däniken et ses théories astroarchéologiques). Mais il nous rappelle que si la méthode scientifique est irréprochable, ce n’est pas le cas de la science qui est tout autant une affaire d’hommes que de méthodes. *Errare humanum est, perseverare autem diabolicum* (« Se tromper est humain, mais persévérer \[dans l’erreur] est diabolique ») — et il semble que le Diable tente aussi bien les occultistes que les scientifiques. --- [[Semaine du 2025-07-14|Semaine précédente]] - [[Semaine du 2025-07-28|Semaine suivante]]